EDITORIAUX 2002

Octobre 2002
Classes moyennes et décision

Irrésistible et pourtant peu remarquée : la montée universelle des classes moyennes. Déjà majoritaires en Amérique du Nord et en Europe (la Russie y vient vite), se développant rapidement en Amérique du Sud et en Asie (plus de 200 millions de personnes en Chine, autant en Inde), elles représentent le quart de la population mondiale.
Ce qui, d’un continent à l’autre, d’une culture à l’autre, fait d’elles un milieu relativement homogène, ce sont des caractéristiques (notamment l’autonomie, fondée sur la compétence) et des valeurs partagées : la recherche du bonheur à travers la réussite familiale et professionnelle, le souci de l’avenir des enfants, un certain regard sur le monde…
Que ce mouvement se développera et s’accélèrera durant les premières décennies du XXIe siècle, tout semble le confirmer. Aujourd’hui, les classes moyennes exercent déjà une influence importante à l’échelle du monde, dans des domaines tels que la création de richesses, l’innovation, la consommation. Une influence qui devrait encore s’accroître dans la mesure où, seules, les classes moyennes disposent d’une marge d’autonomie vis-à-vis des pouvoirs politique et administratif : leur force locale est irriguée par leur omniprésence. Et pour toutes ces raisons, les classes moyennes sont contestées par les adversaires traditionnels du modèle ouvert décrit, à propos de la Renaissance, par Fernand Braudel : bureaucrates, corporatistes et nationalistes, aujourd’hui revêtus du manteau de velours de la lutte contre la mondialisation.
Bientôt peut-être une personne sur deux (en attendant plus) s’identifiera, à l’échelle de la planète, aux classes moyennes. Il ne semble pas que cette transformation, pourtant massive, soit prise en compte par ceux qui, à des titres divers, ont mission de préparer l’avenir. Pourtant, de prime abord, cette évolution s’annonce favorable : elle correspond aux réalités d’un monde de plus en plus étroitement intégré ; les valeurs des classes moyennes, dont les beaux esprits critiquent évidemment le caractère prosaïque, traduisent les aspirations du très grand nombre, y compris de ceux qui en restent les plus éloignés (n’oublions pas l’Afrique).
Une planète peuplée, pour une grande part, par des classes moyennes interconnectées… nous ne pouvons savoir ce qu’il en adviendra. Les classes moyennes sont fragiles : dans une Europe en proie à la désindustrialisation et à l’essoufflement technologique, elles semblent ne pas progresser et prendre conscience du fait qu’appartenir aux classes moyennes n’est pas un droit acquis de génération en génération, alors qu’en Asie, elles progressent très vite. Par contre, on peut admettre que les dictatures du XXe siècle n’auraient pas pu s’enraciner à partir des classes moyennes, qui étaient pour Lénine un adversaire principal, pour Mussolini et Hitler une présence passive qu’ils ont ralliée non sans mal.
Les classes moyennes peuvent devenir une force sui generis à l’échelle mondiale, alors même que les affaires publiques ne sont pas spontanément leur tasse de thé. Comment exprimeront-elles ce pouvoir, quel usage en feront-elles, avec quelle référence universelle au sens, quelle relation avec les cultures, avec le pouvoir à base territoriale des Etats et de leurs organisations, quelle pratique de la responsabilité, quels instruments ? Autant de questions sans réponse, et qu’il faut mettre en relation avec d’autres encore, par exemple celle de la participation électorale, évoquée dans l’une de nos brèves… autant de questions que personne ne soulève, que personne n’étudie et dont il serait pourtant urgent de se préoccuper.
Pour notre part, nous soumettrions volontiers à cet acteur mondial surgissant un problème. Il n’est pas le seul, mais il concerne tout le monde : le vieillissement de la population mondiale. Le monde entier vieillit, l’Europe plus vite encore qu’elle n’en a conscience, la Chine et l’Inde, avec leurs immenses masses humaines, ont à peine vingt ans de retard sur le même chemin ; de plus, les classes moyennes sont peu prolifiques. C’est une question de prospective mondiale. Il est temps, sans négliger l’utilité des joutes oratoires dans des enceintes distinguées, d’imaginer et de mettre en place les instruments de la démocratie mondiale qui permettront de traiter ce problème… et beaucoup d’autres.

Armand Braun

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