EDITORIAUX 2002

Juin 2002
L’Europe face à l’immigration

La menace terroriste façonne la manière dont les Européens abordent l’immigration. La montée du sentiment d’insécurité alimente la méfiance vis-à-vis de l’arrivée en nombre sans cesse croissant de migrants  : chaque année, 700 000 légaux, 500 000 illégaux. Il est pourtant indispensable de dissocier l’immigration et le terrorisme.

Pour des raisons rationnelles : l’aggravation rapide des pénuries sectorielles de personnel ; demain, un déficit démographique que tous les pays d’Europe subiront, la France à peine moins que les autres, et que connaîtront aussi les pays de l’Est de l’Europe, dans lesquels nous voyons à tort des réservoirs humains prêts à se déverser sur l’Europe occidentale.

Pour des raisons de développement : l’Europe a besoin de jeunes plus nombreux ; c’est parmi eux que peuvent surgir les entrepreneurs qui secoueront l’atonie, l’archaïsme et autres corporatismes entretenus par le vieillissement.
Et, bien entendu, pour des raisons de solidarité humaine, avant tout vis-à-vis de l’Afrique ; les chiffres sont là : tandis que le niveau de vie en Asie a augmenté en 25 ans (36 % en-dessous de la « ligne de la pauvreté » dans la période 1965-1969, 23 % aujourd’hui), il a baissé en Afrique (56 % à 65 %). Hélas, la crainte de l’étranger efface chez beaucoup la compassion pour les drames qui se déroulent à nos frontières et sur nos rivages même.

Il devient crucial pour nous autres Européens d’aborder l’immigration, légale ou clandestine, autrement que dans l’urgence, voire la paranoïa. Il est temps de se demander comment mettre en place la régulation durable d’un phénomène que nous redoutons – alors que, si nous savons le gérer, il nous rendra service – et que nous croyons pouvoir juguler, alors qu’il ne fait que commencer.

Il devient tout aussi crucial de comprendre que la sécurité et la lutte contre les mafias croisent la question de l’immigration, mais pas de manière exclusive ou centrale. La politique de l’immigration doit en tenir grand compte. Elle ne peut s’y réduire.

Il existe peut-être un chemin. Alors que nous avons une propension française et européenne à envisager l’étranger dans le cadre de catégories – nationalité, religion, culture, idéologie – il serait préférable de le regarder d’abord comme une personne. L’émigrant, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, est avant tout quelqu’un qui refuse la misère, qui est prêt à prendre des risques considérables pour lui-même et les siens, qui aspire à la réussite et qui ambitionne l’intégration – et si ce n’est pour lui, pour les générations suivantes. Aucun exemple n’est parfait, tout précédent comporte ses limites. Mais on peut se dire que la contre-performance française n’est pas insurmontable, si l’on en juge par le relatif succès américain, dans un pays qui compte proportionnellement au moins deux fois plus d’immigrants, légaux et clandestins.

Aborder l’étranger comme une personne – pas seulement comme une force de travail, le porteur de références différentes, voire un suspect – nous aiderait à imaginer et à mettre en œuvre cette régulation durable : c’est affaire d’éducation, d’apprentissage de la citoyenneté, d’exigence véritable mais de confiance accordée… qui sera retournée au centuple.

Il en va, dans cette affaire, de l’essentiel : de la manière dont l’Europe pourra, si on peut s’exprimer ainsi, « se regarder dans les yeux ». Dans la maison qu’il occupait à Guernesey, Victor Hugo avait fait graver au-dessus du porche cette formule « exilium vita est » (« la vie, c’est l’exil »).

Armand Braun

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