EDITORIAUX 2003
Octobre 2003
Le développement durable : pour un apprentissage
de l’hyper complexité

En France, la canicule de cet été a révélé à tous, en particulier à ceux qui n’y croyaient pas ou qui pensaient que tout cela avait trait à l’avenir lointain, que le développement durable concernait certes l’avenir mais aussi le présent. Elle a hâté la prise de conscience de notre responsabilité, un peu dans les termes qui étaient ceux, il y a plus de soixante ans, du philosophe allemand Walter Ben-jamin : « la force des choses conduit à la catastrophe ». En d’autres termes, il n’est pas possible de ne rien faire. Mais que faire ?
Constatons-le, les conditions de la réussite sont loin d’être réunies. Les ac-teurs (les Etats et leurs organisations internationales, les entreprises, des groupements associatifs, les ONG…) poursuivent des intérêts différents, sont tiraillés entre des perspectives de temps contradictoires, ne savent pas travail-ler ensemble et prennent parfois prétexte de développement durable (ou du prin-cipe de précaution) pour justifier l’inaction. Les ressources financières sont in-suffisantes et leur appropriation donne lieu partout à des conflits dont l’âpreté est illustrée par les débats budgétaires des Parlements.
L’instrumentation est insuffisante. Certes nous sommes infiniment plus avancés que ne l’étaient les Romains les plus aisés qui, sans le savoir, s’empoison-naient en utilisant de la vaisselle décorée avec de la peinture au plomb. Notre époque a su identifier à temps et entreprendre de gérer, même s’il n’est pas résolu, le problème des CFC et de la couche d’ozone. Nous disposons, avec la science d’aujourd’hui, la technique et les systèmes, de moyens considérables dont nos prédécesseurs ne pouvaient même pas avoir l’idée. Mais nous avons affaire à l’hyper complexité, vis-à-vis de laquelle beaucoup reste à faire.
Enfin, nous subissons une crise multiforme des valeurs : sans idéaliser le passé, constatons qu’à certains moments toutes les sociétés se retrouvaient autour de l’idée de liberté, à d’autres autour de l’idée de progrès ; et contentons-nous de désigner trois domaines d’action : l’incertitude, et dans certaines régions, l’inquiétude, le désarroi, voire le désespoir ; des signes de désagré-gation se manifestent dans le renouveau des sectarismes et le retour de la violence sociale, par exemple à l’occasion des grandes conférences interna-tionales ; la démocratie risque de ne plus disposer, pour assurer la cohésion politique, de la cohésion éthique qui en serait le substrat.
Pourtant, il se fait des choses : par exemple, dans les entreprises le nettoyage des sols industriels pollués ; dans les collectivités territoriales, le traitement des ordures ménagères et des eaux d’épandage (un problème énorme en France, pour deux communes sur trois) ; et les Etats perfectionnent chaque jour un peu plus leur arsenal de dispositions de promotion du développement durable.
Mais nous devons nous préparer pour des situations nouvelles, éventuellement dans un contexte de crise et d’urgence. Et nous seront confrontés à de ter-ribles questions. Comment arbitrer entre un certain bien-être actuel et les exi-gences imposées au présent par l’avenir ? Qui aura l’autorité – politique, morale, pratique – nécessaire pour faire accepter certaines décisions ? Qui pourra dé-montrer que les mesures proposées sont véritablement justifiées, ne sont pas simplement des décisions d’opportunité inspirées par des idéologies ou des groupes d’intérêts ? Comment notre vie en démocratie résistera-t-elle au stress considérable auquel les enjeux du développement durable sont suscep-tibles de la soumettre ? Qui sera légitime pour exercer un leadership qui, en tout état de cause, sera au mieux, quel que soit l’acteur, celui d’un primus inter pares ? Nous ne savons aujourd’hui répondre à aucune de ces questions.
C’est pourquoi le vrai défi du développement durable réside dans notre capacité à réaliser un apprentissage collectif de la gestion de l’hyper complexité.
Aujourd’hui, personne n’est au niveau. Les grandes organisations publiques ne connaissent de solutions que régulatrices. Nous aurons besoin de régulation mais celle-ci reste un concept mal défini qui, dans la pratique, signifie trop sou-vent la remise en selle des bureaucrates… De leur côté les entreprises vivent sous la pression du besoin permanent de se transformer. L’invention de nou-veaux modes de coopération entre les acteurs constitue donc, probablement, l’enjeu le plus décisif.
Il est facile de décrire le souhaitable, urgent d’y parvenir.
Le souhaitable : conjuguer les approches macro et micro, admettre que le développement durable requiert d’innombrables initiatives individuelles et loca-les, ainsi que la création de fonctions d’interface ; qu’il conduit à prendre du recul vis-à-vis de tous les conformismes et a besoin de liberté de conception ; qu’il place au premier plan la prospective et l’ingénierie des systèmes, avec leurs caractéristiques d’expertise professionnelle du transversal, de l’interdisci-plinaire, de la complexité, de l’aller-retour entre le local, le global et les univers intermédiaires ; de la durée, de ce qui relie le présent au passé et à l’avenir… et enfin qu’il ne suffit pas de désigner des objectifs généraux, qu’il faut aussi opérer des choix, élaborer des politiques, s’entendre sur leur mise en œuvre, identifier leurs effets éventuels, rapprochés et plus lointains…
L’urgent : apprendre à agir ensemble – en sachant que la plupart des modes d’action actuels ne le permettent pas – pour gérer sans catastrophe l’évolution d’un monde désormais global, où la politique, l’économie, le social et la culture façonnent des figures imprévisibles, souvent à l’occasion de crises, et où le développement durable sera l’une des démarches (pas la seule) vers une civi-lisation solidaire et interactive. En aurons-nous le temps ?

Armand Braun

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