EDITORIAUX 2003
Janvier 2003
Le troisième « cyclone politique » !

Entre la fin de la deuxième Guerre mondiale et le milieu des années 50, un cyclone a balayé la France : le communisme. Le Parti communiste était, selon sa propre formule « le premier parti de France » et un « coup de Paris », parallèle au « coup de Prague », a longtemps été attendu… Cette période avait ses héros, Louis Aragon et Jean-Paul Sartre. Elle avait son journal, l’Humanité. Le changement d’époque a été symbolisé par le Concile Vatican II, au début des années 60.
De mai 68 à la fin des années 80, « mai 68 » a initié un deuxième cyclone. Cette époque s’est retrouvée dans le personnage de Daniel Cohn-Bendit. Son journal était Le Monde. C’est la chute du Mur de Berlin, en 1989, qui a marqué sa fin, avec l’ouverture d’une longue phase pendant laquelle la planète, à sa fenêtre, observait les premières phases de la renaissance de la Russie.
Depuis quelques années, un troisième cyclone gagne en puissance, c’est l’anti-mondialisation. Elle a déjà ses héros, avec Edgar Morin, qui en incarne la dimension intellectuelle et José Bové, qui en est la figure médiatique. Et elle a son journal, Le Monde Diplomatique.
Entre les trois cyclones, d’innombrables différences, et d’abord celle-ci : le premier a été particulièrement meurtrier (dans d’autres pays), le second n’a fait d’autres victimes que quelques voitures brûlées. Qu’en sera-t-il du troisième… ?
Mais aussi beaucoup de points communs : mus par la visée de mobiliser les opinions publiques et d’agir ainsi sur le politique, ces cyclones transforment aussi l’économique, le social, le culturel… Ils sont à la fois perturbateurs et stimulants. Ils peuvent apporter des concepts pertinents – par exemple, le développement durable – et charrier de menaçantes nuées. Enfin, ceux qui participent de la dynamique des cyclones sont convaincus d’exprimer la Vérité.
Le premier cyclone a finalement tourné court. Le second a exercé un impact culturel et social considérable et dont le troisième constitue, à certains égards, une nouvelle déclinaison. Le premier et le second poursuivent de nos jours une existence discrète, n’abandonnant pas l’espoir de ressurgir.
S’intéresse-t-on assez à la « météorologie » particulière de ces phénomènes ?
Le regard en arrière révèle qu’ils présentent tous un caractère cyclique : dans leur surgissement (tous les quarts de siècle environ), dans leur déroulement (dix à quinze années), avec des périodes d’accalmie.
Il met en lumière des parallélismes. L’invitation à la prise de conscience et à l’action qui figurait dans l’article d’Edgar Morin, du Monde du 1er janvier 2003, n’était pas différent, toutes choses égales par ailleurs, des appels, en leur temps, de Jean-Paul Sartre et de Daniel Cohn-Bendit. Il y a un facteur générationnel : des jeunes issus de la Guerre et de certains milieux de la Résistance pour le premier ; ceux du baby boom abordant les études supérieures pour le deuxième ; des jeunes d’aujourd’hui pour le troisième. Et enfin, chaque cyclone a un « œil » qui est pour l’essentiel le même : l’université, des médias, des intellectuels (et des ouvriers pour le premier).
Il montre aussi un renforcement continu du modèle : le cyclone actuel s’étend sur l’essentiel de l’hémisphère Nord, avec quelques pointes vers le Sud, alors que les précédents se répandaient sur des espaces plus limités ; l’instrumentation s’améliore, notamment l’usage médiatique des manifestations, l’imitation des méthodes de communication des Etats et des entreprises… la rencontre de Porto Alegre a été présentée comme « le Davos du social ».
On a peut-être trop tendance à ne s’intéresser à la vie politique que sous son aspect momentané et pour ses contenus. L’observation des cyclones nous encouragerait à retrouver la vue longue, par nature celle du prospectiviste, et à nous pencher de manière plus sérieuse sur la dynamique des phénomènes politiques. L’enjeu a trait à l’essence de la démocratie ; les cyclones doivent être envisagés en relation avec les autres transformations que la planète est en train de connaître ; ils annoncent peut-être, pour demain, l’universalisation et la saisonnalisation des modes politiques ; et aussi des phénomènes passionnels mondiaux, avec leur formidable puissance et leurs immenses dangers.
Une bonne raison, parmi d’autres, d’étudier ces phénomènes : assurer à tous ceux qui le souhaitent le droit et la possibilité effective de s’en préserver. Les habitants des îles du Pacifique se ménagent des abris en cas de cyclone : où sont nos abris contre le politiquement correct propre à chaque cyclone ?
Il serait souhaitable de mieux comprendre les cyclones, sans espérer ni souhaiter les encadrer dans des schémas déterministes ni en occulter l’incertitude : « ce n’est pas la précision des concepts qui importe, mais leur fécondité » (Heisenberg). Ils mériteraient d’être étudiés contradictoirement. Existe-t-il quelque part, en France ou ailleurs, des équipes de sciences politiques (ou autres) qui se consacrent à l’étude, physique autant que politique, de ces phénomènes et, plus généralement, à la « météorologie politique » de la planète ?

Armand Braun

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