EDITORIAUX 2005
Juin 2005
Prospective de la connaissance :
vers un clash « shakespearien » ?

En une époque qui rejette toute tentative d’interprétation, c’est prendre de grands risques que de prétendre en proposer une. Nous le ferons pourtant car cela devient possible, nécessaire en prospective.

Cette interprétation repose sur un constat : l’univers de la connaissance devient autonome.

La croissance exponentielle de la connaissance et des compétences ainsi induite abolit les frontières entre disciplines, mêlant les sciences et les technologies dans des concepts, des formes d’organisation, des produits et systèmes. Elle s’accompagne d’interactions infiniment nombreuses, de multiples déclinaisons transversales, synergies, émergences et convergences. Les branches et les acteurs encore considérés comme distincts – recherche, développement, sciences et techniques, entreprises… et plus récemment sciences humaines, économie, science financière – en sont autant de facettes. Comme un tableau de Signac, où la multiplicité des points apporte de l’ensemble une intelligence meilleure, à condition de se placer à la bonne distance.

L’univers de la connaissance est partout, d’autant plus répandu, d’autant plus invisible qu’il est très largement dématérialisé.

Il n’appartient à personne. Tous cherchent à en contrôler la plus grande partie possible. En premier lieu les Etats, parce que leur autorité politique et leur pouvoir économique en dépendent. Ce sont les Etats-Unis, avec la recherche fondamentale et les réseaux ; la Chine, qui se veut « l’atelier du monde » ; le Japon, dont l’appareil scientifique et industriel est peut-être le plus cohérent et le plus puissant ; voire le Brésil, qui compte sur son agriculture et ses ressources naturelles et voudrait, pour se développer, adopter la stratégie de l’outsourcing ; et bientôt, l’Inde. Malgré son considérable potentiel, l’Europe redoute de ne se voir réserver qu’un rôle subordonné.

Le vrai débat qui façonnera le XXIe siècle portera, à l’échelle mondiale, sur les relations entre l’univers de la connaissance et la société civile, à partir de cette « fracture » que crée, bien plus réellement que la différence entre riches et pauvres, le décalage entre la lenteur d’adaptation des sociétés et la rapidité de l’évolution scientifique et technique.

La société civile mondiale sait que l’univers de la connaissance est un formidable outil de création de richesses, qu’il nous permettra demain plus encore qu’aujourd’hui de lutter contre la maladie, la faim et la misère. Elle n’espère pas autre chose que de voir ses enfants y trouver leur place. Elle en approuve les valeurs, humaines par excellence, d’effort, de responsabilité, de prise de risques, de même que la volonté de façonner l’avenir. De vastes régions du monde – l’Amérique, l’Asie… – ont pour ambition principale de s’y intégrer.

Il n’en va pas de même en Europe, où la société civile semble redouter aujourd’hui, à travers le chômage, les délocalisations, les incertitudes qui pèsent sur la protection sociale, que l’univers de la connaissance ne la laisse sur place. Ainsi l’Europe, qui dans le passé a vu naître l’univers de la connaissance, qui l’a si longtemps admiré, est-elle – pas partout, pas uniformément, mais largement – en train de changer d’attitude. La peur, le sentiment d’insécurité, la crainte des lendemains y sont désormais très répandus. On reproche aux acteurs de l’univers de la connaissance d’être lointains et inaccessibles, peu solidaires, fuyant devant leurs responsabilités sociales. D’où la multiplication des critiques adressées aux Etats, dont la société ne mesure pas l’affaiblissement, et aux entreprises, considérées comme trop puissantes et insuffisamment sensibles. D’où, sans parler de la judiciarisation qui gagne tous les domaines, la montée des populismes de gauche et de droite. D’autres controverses, celle qui porte sur la mondialisation notamment, ne sont que des aspects de cette problématique d’ensemble.

Séduisants à bien des égards, Internet et ses blogs peuvent rendre la situation plus critique encore, en permettant une sorte de « prise en masse » de l’opinion publique, par des échanges en temps réel et l’expression individuelle (ou celle de petits groupes) portée directement à la connaissance de tous. On devine la chance donnée aux démagogues de se faire entendre instantanément et massivement, toutes frontières territoriales effacées. L’agora universelle et l’univers de la connaissance ne sont pas faits pour s’entendre.

Il y a lieu d’évoquer l’hypothèse redoutable d’un conflit « shakespearien » – c’est-à-dire « hénaurme » – entre la société civile et l’univers de la connaissance, tout en rappelant ce mot du philosophe Paul Ricœur, qui vient de disparaître : « La Cité est fondamentalement périssable. Sa survie dépend de nous. ».

Prévenir l’aggravation de ce conflit reste parfaitement possible, il n’est pas trop tard et on voit parfaitement ce qu’il y aurait lieu de faire en pariant sur l’intelligence des personnes, aussi disponible que leur bonne volonté. C’est affaire d’éducation, pour laquelle le développement durable ouvre un boulevard sans limites. Le monde politique et les médias notamment doivent d’urgence rechercher un nouveau positionnement. C’est à un problème mondial de gouvernance que nous sommes confrontés.

Armand Braun

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