EDITORIAUX 2011

Septembre 2011

Un conte triste

La gravité de la crise, l’absence de toute perspective d’amélioration, le sentiment général d’enlisement de l’Europe créent un profond désarroi. Les dirigeants sont les premiers à reconnaître que les mesures de correction ne sont pas à la dimension de l’enjeu, qui chaque jour un peu plus se révèle existentiel. Quelqu’un, dans ce contexte si préoccupant, se souvient qu’au début des années 1930 un Président des Etats-Unis, Franklin D. Roosevelt, avait sauvé le pays et peut-être le monde d’un risque comparable d’effondrement. Les élus européens l’appellent au secours et l’invitent à leur proposer des idées de solutions.

A la sortie du cimetière, Roosevelt s’étonne de découvrir un paysage mondial à ce point différent de celui qu’il a connu. En quelques jours, il se familiarise avec les nouveaux outils. Ce qu’il découvre l’impressionne. Il se demande que faire.

Pas question, évidemment, d’imiter les mesures d’antan (New Deal, Sécurité sociale …). En 1932, les Américains l’avaient choisi afin qu’il assure un retour rapide à la normale, la croissance. En 2011, il faut aborder les choses tout autrement. Les Européens ont des attentes qui sont celles de leur époque, leur vue de l’avenir est assombrie par ce qu’ils savent de l’ampleur de leur dette publique, de l’accélération du vieillissement démographique, des menaces qui pèsent sur l’environnement et l’approvisionnement énergétique, du transfert massif des activités productives vers l’Asie. Ils pressentent des périls pour leur démocratie et en constatent les signes annonciateurs (montée de la xénophobie, irruptions de violence…). Ils craignent de perdre le niveau de civilisation, la capacité intellectuelle, scientifique et industrielle, le genre de vie qui caractérisent encore l’Europe.

Franklin Roosevelt se plonge dans l’ensemble des dossiers ouverts à travers l’Europe. Les questions financières en premier lieu, avec ce fait qui lui paraît incroyable : en son temps, il fallait dépenser beaucoup parce que des totalitarismes qu’il faudrait un jour combattre s’installaient partout en Europe ; cette fois, il n’y avait pas d’ennemi, la crise était la conséquence d’innombrables décisions, pertinentes individuellement et insoutenables ensemble, prises par des équipes successives de dirigeants élus ! Il regarde du côté du chômage, de l’inégalité entre les personnes, de la fiscalité, du déséquilibre des échanges extérieurs…

Comme il l’avait fait quand il était aux affaires, il communique intensément, écoute, cherche à comprendre. Lui qui ne connaissait que la radio et les journaux découvre avec émerveillement la télévision, Internet, les réseaux sociaux – comme elle serait intéressante, une photo de Roosevelt tapotant sur son I-Pad… Il invite les leaders européens à l’accompagner dans les town hall meetings qu’il organise sur le modèle de ceux d’autrefois.

Effectivement, de tous côtés l’horizon est fermé. L’Europe a perdu toute marge de manœuvre, n’est plus capable d’initiatives autres que marginales, dépend chaque jour un peu plus des stratégies des autres puissances. Franklin Roosevelt tenait de son grand-oncle Theodore, qui avait beaucoup guerroyé pendant qu’il était lui-même président des Etats-Unis, un penchant pour les comparaisons militaires : puisqu’il n’y avait rien à faire d’essentiel sur les terrains bien connus, il fallait identifier un autre champ de bataille. Il finit par le trouver, c’est la bureaucratie.

La bureaucratie, de par sa culture, c’est d’abord dans le monde des entreprises et autres organisations privées qu’il la recherche. Car il sait bien que l’argument selon lequel l’exposition au marché n’est pas compatible avec la bureaucratie est fallacieux. Les banques et les compagnies d’assurance entre autres gèrent des dispositifs administratifs opaques, avec un impact sur leurs frais généraux dont la prise en charge revient évidemment, à leurs yeux, à la clientèle. Autre situation : les grandes entreprises sont en général tout à fait sincères quand, rachetant des PME innovantes, elles leur promettent de respecter leur autonomie ; et puis leurs bureaucraties ont tôt fait, à force dereporting notamment, de les dévorer.

L’équivalent du reporting dans les univers publics, c’est la circulaire. Mais à une échelle autrement plus importante. Dans ses conversations avec les citoyens, les mêmes mots reviennent : autorisations, interdictions, temps perdu, indifférence, condescendance, paperasse… Les maires des petites et moyennes communes lui font l’inventaire des oukases dont les accablent des autorités chaque jour plus diverses. Les techniciens lui expliquent qu’ils consacrent bien plus de temps à rédiger des rapports qu’à travailler sur le terrain.

Voilà le champ de bataille ! La qualité de l’administration a longtemps constitué un avantage compétitif de l’Europe, et plus particulièrement de la France. L’inattention à l’expansion sans contrôle de toutes les bureaucraties a dénaturé cet atout. Là est la source de l’accroissement indéfini des prélèvements publics, lui-même cause profonde du drame de l’endettement. C’est là qu’il faut agir, en trouvant le moyen d’éviter la cosmétique des réformes autogérées par les administrations et en restituant à la société civile les activités abusivement monopolisées par des organismes publics. L’enjeu est décisif, non seulement parce que les administrations contrôlent directement, selon les pays, jusqu’à la moitié de la richesse produite, plus encore parce que, comme au lendemain de la Seconde guerre mondiale, elles auraient vocation à jouer un rôle essentiel dans la modernisation de l’Europe.

Agir sans attendre, pour éviter que ne soient multipliées les mesures maladroites (hausses d’impôts, amputation sommaire de dépenses) qui accroîtraient le péril et aggraveraient encore la condition des Européens, qui s’appauvrissent rapidement, afin seulement de financer le surpoids des Etats. Agir pour l’avenir, par la réinvention et la redéfinition des missions publiques : une tâche immense mais qui mobiliserait bien des bonnes volontés si les citoyens étaient conviés à y participer. Et créer tout de suite, sur le modèle des agences américaines de notation financière, des agences d’évaluation de l’improductivité bureaucratique dans les Etats et les entreprises.

Si, par miracle, les bureaucraties acceptaient de se remettre en question et si l’Europe se montrait capable d’émanciper la société civile des innombrables et lilliputiennes contraintes qui la ligotent, tout pourrait changer. La jeunesse européenne pourrait retrouver, comme aux époques de grandes transformations économiques et culturelles, un espace pour imaginer et agir. Si rien ne devait changer, l’Europe en aurait au contraire pour des générations d’appauvrissement, d’instabilité et, probablement, d’un nouveau totalitarisme.

Hélas, Franklin Roosevelt n’ira pas plus loin. Les bureaucraties publiques et privées qui jusque-là prospéraient dans une sorte d’invisibilité sont furieuses d’être démasquées. Elles ne comprennent pas que la proposition de l’ancien président des Etats-Unis, s’il elle dessert leurs intérêts apparents, est en réalité leur chance de se transformer et de s’adapter. Il ne leur est pas difficile de la discréditer. Roosevelt s’en retourne tristement vers le monde des ombres. Une belle dame en pleurs s’apprête à y pénétrer juste avant lui. Il se présente. Elle aussi : « je m’appelle Europe ».

Armand Braun

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