EDITORIAUX 2013

Juillet/Août 2013

Prospective et action

« Le mot action comprend à la fois la puissance latente,
la réalisation connue, le pressentiment
confus de tout ce qui, en nous, produit, éclaire et
aimante le mouvement de la vie ».

Maurice Blondel – Le point de départ de la recherche philosophique

Au-delà des données locales qui les justifient sans doute, les immenses manifestations populaires qui secouent de grandes métropoles à travers le monde comportent peut-être un élément commun : l’absence de perspectives perçues pour l’avenir. Il y a toujours eu des manifestations, mais jusqu’ici elles avaient une raison ou un but précis. Les événements de ces dernières années et de ces dernières semaines sont d’une certaine manière des cris dans le vide qui seront oubliés tôt ou tard.

Les explications courantes sont nombreuses. Les anciens Romains réclamaient du pain et des jeux. Les grèves du XIXème siècle portaient sur les salaires et les conditions de travail des ouvriers. Alors que dans le passé ce sont les couches modestes qui manifestaient, aujourd’hui – témoins la Turquie ou le Brésil – les classes moyennes s’engagent elles aussi. Il est intéressant qu’on ait entendu des Brésiliens s’exclamer : « ras le bol le foot ! ». Enfin, les réseaux sociaux rendent possibles des formes originales d’expression collective. Partout, la société tout entière exprime son inquiétude.

Partout, les Pouvoirs publics se savent démunis. Réprimer aggraverait la protestation. Satisfaire les revendications reviendrait à creuser encore une dette publique dont les Etats pensaient avoir atteint le fond. Il n’y a plus d’argent pour lutter contre la montée du chômage et conjurer les périls environnementaux. La préparation de l’avenir n’est plus un sujet. Dans l’incertitude, la prudence commande aux dirigeants de naviguer au gré des circonstances. C’est désormais le hasard des événements qui fait la loi.

Et si, au lieu de rechercher des explications et de participer du sentiment si répandu de découragement, nous abordions la question en termes d’action ? Non pas l’action des Etats, qui n’induit que la revendication, non pas l’action de masse, qui efface les personnes, mais l’action de chacun de nous. Comme l’écrivait le philosophe Maurice Blondel (1861 – 1949), l’action a « sa sève propre ». Elle est libre par nature. C’est l’action qui permet de se dégager de l’imprévisibilité des situations et de respecter la singularité des personnes. Elle « poursuit implicitement des fins qu’elle n’a pas besoin de connaître pour s’exercer encore utilement ». On en a eu récemment des exemples lorsque les Allemands sont venus par milliers porter secours aux villages du Nord de leur pays menacés d’inondations (on les a surnommés les Flutbürger) ou lorsque la population locale et les pèlerins se sont mobilisés ensemble à Lourdes pour nettoyer la ville et la Grotte après avoir subi les mêmes épreuves. C’est seulement dans l’action que nous pouvons nous libérer du désenchantement, cet autre visage du statu quo.

Nous continuons curieusement à refuser de faire confiance à la société civile. Nous méconnaissons encore – ou confinons dans des isolats – tout ce que peuvent apporter la science, la technique, la connaissance, l’ouverture sur le monde. Imaginons que nous écartions les périls du chômage de masse en rendant la liberté à l’initiative créatrice de richesses et en renouvelant ainsi la relation entre activité et revenu ; que nous inversions les lieux de pouvoir dans le système éducatif en plaçant l’établissement au centre et la hiérarchie à son service ; que nous émancipions la question du logement des mille contraintes lilliputiennes qui excluent tant de gens … Tout est à faire ! Ainsi, alors que les signes de désintégration sont partout, pourrait surgir « le terrain commun où ont lieu les échanges inévitables et où se fixe la solidarité universelle».

Il suffirait de peu pour rendre aux Français le goût de l’avenir.

Armand Braun

Cf. Bertrand Saint-Sernin : Blondel (Ed. Vrin, 2009)

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