EDITORIAUX 2013

Avril 2013

Prospective : l’apprentissage d’un nouveau monde

En ce moment même, des événements d’une immense portée se déroulent sans que vraiment nous en prenions la mesure. 700 000 jeunes Espagnols, Grecs, Italiens, Portugais (et des Français) se sont, depuis un an ou deux, installés en Allemagne. Tout ce que l’on raconte sur les perspectives démographiques de notre voisine n’est pas faux – le fait par exemple qu’une naissance sur deux s’y produit dans une famille d’origine turque – mais à terme le flux des arrivants qualifiés va assez vite modifier les anticipations courantes. Pour l’Allemagne, voilà une chance formidable. Et le témoignage, hélas unique, que l’Europe est encore capable d’inverser le cours des choses qui veut que les flux migratoires se déplacent seulement vers le sud.

Nous sommes témoins de l’impressionnante accélération d’un phénomène ancien : les gens vont là où il y a du travail pour eux, là où ils ont le sentiment qu’ils réussiront leur vie, retrouvant l’adage romain : ubi bene, ubi patria (là où je suis bien, là est ma patrie). Et ils ont, s’agissant des jeunes Européens qualifiés, la chance formidable de pouvoir le faire. Sur un marché désormais mondial du travail, le jardinier et l’ingénieur, le pâtissier et l’architecte sont, s’ils sont compétents, créatifs, intéressants, à parité de possibilités et, relativement, de rémunérations.

Ce découplage entre les intérêts des territoires et les projets des personnes, l’a-t-on vraiment compris, cherche-t-on vraiment à le gérer dans la liberté et avec clairvoyance ? Je n’en suis pas convaincu. Il est pourtant critique pour les nations et les régions qui voient partir leur substance vive : à leurs graves soucis dans le présent viennent s’en adjoindre d’autres pour l’avenir. Déjà se manifeste sur une grande partie de notre territoire national – quoiqu’on nous raconte sur le retour des urbains à la terre – ce phénomène que le politologue Pierre Manent souligne dans Commentaire (n°141, printemps 2013) : « la communauté politique n’est plus vraiment la communauté de travail, ce serait plutôt la communauté du non travail « .

En regard de l’Histoire de l’Europe et de la France, de tout ce qu’elles ont apporté à l’humanité, très grand est le souci. Une manière de dissiper ce désenchantement pourrait consister à changer de perspective. Un certain univers s’effondre, celui des Etats imprévoyants et arrogants que depuis cent ans au moins nous n’avons pas eu le courage de réformer, des droits acquis, des organisations qui prétendent façonner l’avenir des personnes. Ce qui surgit, c’est l’exubérance des activités nouvelles, c’est le changement du monde, c’est l’interactivité encore dans son enfance. La vocation d’aventure de nos ancêtres ressurgit et des jeunes, indifférents aux conformismes, portés par la référence de l’avenir, participent de ce qui advient. Rien n’est perdu, nous avons encore en France le potentiel nécessaire d’intelligence, de créativité et de formation.

Comptons sur les personnes, non plus sur des organisations défraîchies. Les jeunes – pas tous, mais cela viendra – détiennent des compétences. Un collégien d’aujourd’hui résout des équations qui auraient été inaccessibles à Newton ou à Gauss, un étudiant en biologie pourrait enseigner des choses à Darwin. La différenciation encore actuelle entre niveaux d’enseignement est en train de s’effacer avec l’accession des jeunes, par millions dans le monde (les universités chinoises diplôment 6 millions d’étudiants par an) à une nouvelle forme d’éducation, de niveau supérieur. Les universités électroniques qui se développent aux Etats-Unis vont encore accélérer le mouvement. A court terme, ce processus va rendre la question de l’emploi encore plus critique dans le monde entier. Dans un deuxième temps, il devrait exercer un prodigieux rôle fertilisant.

Les jeunes se savent responsable de leur vie et de leur personne. Souhaitons seulement que, à la différence de leurs prédécesseurs au milieu du XXème siècle, il ne se trouvera pas en face d’eux de pouvoir ou d’idéologie pour les priver de leur liberté. Plus qu’à aucune autre génération, l’espace et le temps leur sont ouverts.

Armand Braun

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