EDITORIAUX 2013

Mars 2013

Prospective : le don gratuit et le numérique

 » Habitués à ce que les biens matériels se forment par l’union du capital et du travail, nous oublions qu’ils résultent de plus en plus des connaissances, du savoir-faire, de la créativité, de l’imagination et de l’organisation, éléments immatériels.  » – Georges Guéron (in Lettre n°5 de la Société Internationale des Conseillers de Synthèse, mai 1977).

Longtemps la vie spirituelle a été le réconfort de populations en proie à la misère et la peur. La foi chrétienne apportait à tous, des plus humbles aux plus grands, l’espérance et la certitude qu’au plus haut des cieux une puissance mystérieuse et miséricordieuse veillait sur le destin de chacun. L’Eglise catholique était l’intercesseur entre Dieu et les hommes. Les cathédrales et la beauté des édifices religieux, la pompe des cérémonies en étaient autant d’expressions matérielles, compréhensibles et visibles par tous et les lieux de leur rencontre avec le pouvoir spirituel. Le pouvoir temporel reconnaissait la prééminence du Pape. Cette situation a évolué, je n’oublie ni la Réforme, ni le gallicanisme, ni la Révolution française, mais c’est le contexte qui a prévalu pendant tant de siècles.

Bien sûr, il est sans rapport avec ce passé et n’a aucune prétention à jouer un rôle spirituel, mais le numérique (et entre autres Internet) comporte cette même dimension immatérielle. Comme la religion, il a une relation forte et constante avec chaque personne et l’ensemble de la communauté humaine.

Au moment où, en France et ailleurs en Europe, les relations se tendent entre l’Etat et les acteurs du numérique, il peut être utile d’évoquer ce qu’étaient les relations entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel. Elles ont été marquées par des moments de grande tension (Philippe Le Bel et les Templiers, la querelle gallicane …). Une solution a été trouvée : alors que l’Eglise était riche et l’Etat chroniquement ruiné, le don gratuit, une contribution volontaire que l’Eglise de France a, du XVIème au XVIIIème siècle, versée annuellement au Trésor royal.

Aujourd’hui s’opposent des forces dont la légitimité repose sur des sources différentes. L’Etat a une assise territoriale, celle des acteurs du numérique est extraterritoriale. L’Etat est élu, les acteurs du numérique ont des clients. L’Etat s’exprime au nom de la Nation, les acteurs du numérique assurent l’interconnexion entre des milliards de personnes. Enfin, les acteurs du numérique sont apparus récemment (certains depuis moins d’une décennie) et du côté public, un intervenant majeur a lui aussi surgi il y a quelques décennies : l’Union européenne.

D’abord l’Etat n’a pas considéré le numérique comme une puissance. Ses services l’utilisaient comme un outil. Il a pris conscience de son importance et, comme jadis à propos de l’Eglise, cherche à en profiter pour se procurer des ressources. On voit donc se multiplier les sollicitations fiscales ainsi que des débats à propos de questions périphériques (concurrence, neutralité, droits d’auteurs, données confidentielles…).

Il vaudrait mieux élever le débat. L’Etat a besoin de partenaires dans le numérique et ce n’est pas en confiant la relation à des agents du fisc ou à la justice qu’il les trouvera. Google accompagne la transition numérique de la presse française, et c’est très bien. Au-delà, pourquoi ne pas en revenir au don gratuit ? Serait-il inapproprié que les acteurs du numérique consacrent bénévolement un budget annuel approprié à cultiver leur partenaire national ?

Mais c’est à une tout autre échelle que se situe l’enjeu véritable : quelles meilleures coopérations imaginer entre les pouvoirs politique et le numérique au moment où tout devient numérique ? On le sait, le numérique joue un rôle considérable dans les transformations du monde et la participation à l’usage des données est un enjeu existentiel pour la France et l’Europe. Espérons que les gouvernants ne répéteront pas ici le désastre qu’a été il y a cinquante ans le Plan Calcul … C’est en relation avec les acteurs du numérique que nous conservons une dernière chance de réussir notre transformation digitale et de nous dégager un peu de notre actuelle dépendance par rapport aux systèmes américains. N’y a-t-il pas là un fil d’Ariane que la France et l’Europe cherchent sans l’avoir encore trouvé pour se doter d’une vision d’avenir ?

Nos rois assuraient le Pape de leur  » humble soumission  » et de leur « indéfectible attachement « . Cela ne sera jamais demandé à l’Etat et à l’Europe vis-à-vis de Messieurs Schmidt (Google), Bezos (Amazon) et Zuckerberg (Facebook). 

Quoique…

Armand Braun

Print Friendly, PDF & Email