RECHERCHE PROSPECTIVE : BIBLIOTHEQUE

La prospective 
par André-Clément Decouflé

Extrait du Que sais-je ? n°1500 – 1972 (épuisé)

… La prospective n’est pas l’anticipation, mais la pause. Non la vision lointaine, mais le regard circulaire qui se promène à l’infini sur des paysages de brume et de nuit et guette leurs déchirures. Elle a, pour compagnon infidèle, le temps : mais que lui importent les incartades de celui-ci ? Elle sait au fond d’elle-même, avec Buffon, « qu’un jour, un siècle, un âge, toutes ces portions du temps ne font pas partie de sa durée (et que) le temps lui-même n’est relatif qu’aux individus, aux êtres dont l’existence est fugitive » (1). Elle ne cesse de chercher à prendre le temps aux pièges de la durée, mais ne pratique pas pour autant, comme l’utopie, l’ignorance naïve des séquences temporelles, fût-ce au détriment de l’imagination créatrice de cités idéales et de sociétés neuves.
Ses techniques encore balbutiantes l’apparentent davantage à la patiente recherche de l’entomologiste qu’au discours mondain du philosophe de la fable, « qui veut que le « processus historique » passe pas sa table de travail (et) se venge en réglant leur compte aux absurdités de l’histoire » (Merleau-Ponty). Elle ne véhicule guère de certitudes, mais des questions indéfiniment reprises et, s’il se peut, de plus en plus pertinentes et cohérentes.
Elle n’est ainsi ni une science (de quoi ?), ni une discipline qui pourrait prétendre, en l’état actuel de son développement, à une spécificité suffisante pour jouer une partie distincte dans le concert des sciences de l’homme. Elle est, comme aimait à le dire Gaston Berger, un de ses premiers inspirateurs, une attitude d’esprit. Il définissait celle-ci par quatre principes : voir loin, voir large, analyser en profondeur, prendre des risques – et il ajoutait : penser à l’homme. « Regarder un atome le change, regarder un homme le transforme, regarder l’avenir le bouleverse » (2). Relevons sans attendre le troisième commandement : prendre des risques. Il n’y en a guère à calculer des projections ni à formuler des plans à très court terme. Il n’y en a point davantage à spéculer sur le futur éloigné. IL y en a, en revanche, à tenter de scruter, d’un même regard, passé, présent et avenir, indistinctement mêlés en une vision tout à la fois globale et ordonnée des événements et des hommes : la vision même de la prospective…
… L’objet propre de la prospective ne peut ainsi se définir, au départ, que par opposition avec celui de pratiques abusivement confondues avec elle : il ne réside ni en un effort de divination du futur, ni en une rêverie sur le devenir. Il consiste à élaborer un corps d’hypothèses sur l’histoire en marche qui soit de mieux en mieux assujetti à des méthodes et à des techniques de contrôle empruntées au corpus des disciplines scientifiques établies, de sorte que leur énoncé et les conclusions toujours provisoires qu’il est loisible d’en tirer soient de plus en plus crédibles, et accoutument à l’idée qu’il n’est pas interdit de raisonner sur le possible ou le probable sans trop d’arbitraire. La prospective convenablement pratiquée peut contribuer à délivrer l’histoire d’une innocence qui n’est plus de mise, et la sociologie d’une naïveté tout à fait hors de propos : les aventures de l’espèce humaine ne sont pas, et de loin, toujours prédictibles ; du moins peuvent-elles échapper, dans une mesure assez notable pour mériter d’être explorée, aux trivialités de l’entendement commun….

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(1) Seconde vue, in Histoire naturelle (1765), t. XIII.
(2) Gaston Berger, Phénoménologie du temps et prospective (1964), p. 275.

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