>>> Mai 2014 – Rencontre avec Jean-Marie Domenach
Le grand philosophe Jean-Marie Domenach, qui a accompagné la SICS pendant les dix dernières années de sa vie jusqu’à son décès en 1997 , a été l’invité d’honneur d’un séminaire qu’il y a vingt ans, le 4 février 1994, nous avons organisé en commun avec l’université Saint-Joseph de Beyrouth (Liban) et dans ses locaux, sous la présidence de son recteur le Père Selim Abou et du président de l’Aventure des métiers du Liban, Maroun Massoud. Nous venons d’en retrouver le texte. Sa fraîcheur, sa pertinence, son actualité justifient pleinement que nous le reprenions ici.
Pour un nouvel humanisme
L’avenir, est-ce que les Européens y croient encore ? Sont-ils « lassés de tout, même de l’espérance » (Lamartine) ? Ce XXe siècle, qu’un insurgé des Misérables (Hugo) sur la barricade où Gavroche va mourir, dépeignait comme un avenir merveilleux « où il n’y aurait plus d’évènements » nous a comblés d’utopies et d’évènements meurtriers. Que sera le XXIe siècle ? Certainement pas le prolongement de doctrines ensanglantées. Tel est le préalable du nouvel humanisme : il ne se déduit d’aucune philosophie, il ne croit à aucune utopie. Nous savons qu’aucune révolution ne nous ouvrira les portes du paradis. Ce nouvel humanisme n’est pas révolutionnaire, même s’il refuse l’injustice et la servitude. Il n’est pas unilatéral mais paradoxal. Autrement dit, le progrès suit des lignes brisées et parfois divergentes. Le Bien peut tourner en Mal et le Mal tourner en Bien. Mais, pour admettre la possibilité de cette interversion il faut d’abord nous débarrasser d’une logique identitaire qui répartit les causes et les effets en deux catégories séparées et cherche ensuite à réduire les contradictions, soit en absorbant l’un des termes dans l’autre, soit en les dépassant par un troisième terme, comme faisait Hegel.
A mesure que nous avançons se lèvent de nouveaux horizons. Peut-être la vérité elle-même est-elle trop éblouissante pour que nous puissions la regarder en face. S’il est exact qu’une hypothèse sera déclarée fausse si elle formulée de telle manière qu’elle ne puisse être réfutée par l’expérience, alors, c’est que la vérité ne nous est pas connue directement mais par les approches successives de ces énigmes, que la religion chrétienne appelle des mystères qui ne se laissent approcher qu’en miroir et par un long questionnement.
Pourtant, toutes les contradictions ne tombent pas d’elles-mêmes. Certaines s’exaspèrent dans des conflits sans arbitrage. Au-delà de toute logique, nous rencontrons le tragique, qui pousse le paradoxe jusqu’à sa limite extrême, où s’affrontent des causes également justifiées. L’humanisme, qui s’était pourtant alimenté aux sources grecques, l’avait presque oublié. Lorsqu’on entre dans le domaine du tragique, la logique systémique nous commande de chercher une issue au système qui s’est bouclé sur lui-même et d’envelopper les deux causes affrontées dans une cause supérieure et de les porter à un niveau où un autre projet, un autre environnement, créeront les conditions d’une solution. Mais pour cela, la Raison ne suffit pas : il y faut de la sagesse, de la sympathie ; disons plus : de la générosité. C’est ainsi que, cinq ans seulement après la fin de la guerre que le nazisme avait déclenchée contre le genre humain, la France a offert à l’Allemagne une réconciliation qui fut la base de la construction européenne.
C’est au XVIe siècle que s’est constitué l’humanisme européen. Son affirmation majeure (je songe à Montaigne) était que les hommes – divers par la race et la culture – sont des hommes égaux en dignité. Cette identité primordiale, qui a été proclamée par la Déclaration des Droits de l’Homme en 1789, a été trop souvent détournée : il y avait pour ainsi dire, des hommes plus égaux que les autres. Le devoir des autres était de leur ressembler et d’imiter leur civilisation. Les barbares résidaient au dehors, et il fallait les éduquer ou les soumettre. Par un terrible retour de l’Histoire, la barbarie, qui a disparu de nos frontières est revenue du dedans de ce continent qui se croyait civilisé ». Délinquants, « casseurs », « exclus » – les « classes dangereuses » comme on disait au XIXe siècle, mettent en péril les institutions et la vie quotidienne des sociétés occidentales, de telle sorte qu’elles vivent dans la méfiance et l’inquiétude, se refermant sur elles-mêmes au moment même où elles ont, plus que jamais, besoin de l’Autre, qui est leur obsession, leur poésie et leur aliment.
Mais, c’est plus profond qu’il faut aller chercher le défi porté à l’humanisme : ce ne sont plus seulement les interprétations de la réalité qui sont contestées, c’est la réalité elle-même. Si rien n’existe, à quoi bon chercher un sens ? Des sociologues en viennent à dire que le réel ne se distingue plus du simulacre, que tout est devenu spectacle et que l’image télévisée remplace l’événement… Ainsi, ce n’est pas seulement l’Histoire, ce n’est pas seulement la Raison qui sont éliminées, c’est le réel sur lequel elles prennent appui. Dès lors, « le monde réel devient fable » (Nietzsche) Ce nihilisme n’a pas d’autre issue que la folie. L’Histoire ne prend sens que dans la mesure où les hommes la font et ce sens ne peut lui être donné par ce qui constitue l’axe de notre civilisation : offrir au plus grand nombre les moyens de mener une vie bonne et heureuse, une vie responsable.
Le nouvel humanisme sera mondial ou il ne sera pas. L’extension des échanges commerciaux, l’interconnexion des réseaux de communication, ont fait naître un monde apparemment unifié. Et les menaces communes nous obligent aussi à nous rassembler. Les épidémies, la pollution, les tremblements de terre, ne connaissent pas les frontières. Et pourtant, les continents et les nations se divisent et l’hostilité reparaît partout. Alors que certains pays progressent économiquement à un rythme accéléré, d’autres reculent et un abîme se creuse qui, s’il n’est pas comblé par nos efforts conjugués, le sera par des millions de cadavres. Les horloges du monde ne sonnent plus la même heure, et il arrive même que leurs aiguilles tournent à l’envers. On remonte les siècles, on se cherche des origines mythiques, et quoi de plus trompeur que l’origine ? Le Moyen Age était grand, mais lorsqu’on met l’Histoire en marche arrière, elle ressemble à un autocar aveugle qui, en reculant, précipite les passagers dans le ravin.
Jean-Marie Domenach